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Ce que nous disent plus de cinquante ans de dessins et de peintures, c est qu'un pays n'est jamais une seule chose à la fois : il est souvenirs tendres de l'enfance tout autant que guerre civile, il est peuple comme il est tribus, campagnes et villes, vagues d'immigration et d'émigration, il est son passé, son présent, son futur, il est ce qui est advenu et la somme de ses possibilités.
Alice Zeniter
A vaincre sans péril on triomphe, en réalité, sans joie.
Ceux qui veulent assez fort le pouvoir pour l'obtenir, ce sont ceux qui ont des egos monstrueux, des ambitions démesurées, ce sont tous des tyrans en puissance. Sinon ils ne voudraient pas cette place...
La perte de la personne qui lui avait donné la vie avait englouti un peu de son existence à lui aussi, il se sentait incomplet, comme si l'enveloppe de son corps dissimulait des creux, des organes manquants.
Tout le monde s'effondre à un moment ou à un autre, il faut juste attendre un peu.
En riant comme s'il s'agissait d'un vers obscène ou d'un gros mot qu'elle ne devrait pas prononcer, elle cite Marx : Il faut repartir à l'assaut du ciel. C'est peut-être à ce moment que Hamid tombe vraiment amoureux, quand il comprend que pour Clarisse, il a le droit à l'immensité - comme tout le monde.
Ils se mouvaient sur la piste avec toute la gêne de ceux qui n'habitent pas leur corps.
Est ce que la vie pouvait n'être que ça ? cette succession d'espoirs et de dépressions, l'un faisant toujours oublier l'autre, malgré les années et le peu de sagesse qu'on pouvait en tirer ? Est-ce que c'était possible qu'il n'y ait pas plus ?
La chance brise les pierres, dit-on parfois là-haut, sur la montagne.
L'Histoire de France marche toujours au côté de l'armée française. Elles vont ensemble. L'Histoire est Don Quichotte et ses rêves de grandeur ; l'armée est Sancho Pança qui trottine à ses côtés pour s'occuper des sales besognes
Pas l'Algérie, non. Plus jamais. Il faut oublier l'Algérie. C'est une chose qui lui demande des efforts énormes. Tout son visage est crispé. Pour oublier ce pays entier, il aurait besoin qu'on lui en ait offert un nouveau. Or, on ne leur a pas ouvert les portes de la France, juste les clôtures d'un camp.
Sous trop de porches, des gens attendent, sûrs que la vie leur doit quelque chose, quelqu'un, et jamais ça n'arrive.
Il se dit parfois que s'échapper prend plus de temps que prévu, et que s'il n'a pas fui aussi loin de son enfance qu'il le souhaiterait, la génération suivante pourra reprendre là où il s'est arrêté.
Les gens que l'on prend pour des salauds, souvent, sont des timides qui n'osent pas demander qu'on recommence à zéro.
Il ne pensait pas qu'il vivrait suffisamment longtemps pour voir la guerre se présenter de nouveau à sa porte. Il s'était dit, naïvement : à chaque génération la sienne.
Ce qui fait tenir une maison, ce ne sont pas les pierres, la maçonnerie. C'est la présence humaine à l'intérieur.
Ici on dit que les dettes se couchent comme des chiens de garde devant la porte d'entrée et défendent à la richesse d'approcher.
Elle se laisse couvrir de bijoux qu'elle ne connait pas : khalkhal, tabzimt. Elle répète les noms comme des formules magiques. Alourdie par l'argent vieux de plus d'un siècle, elle cherche à voir si les parures la transforment en princesse berbère mais ce n'est que son visage habituel qu'elle trouve dans la glace, celui d'une Parisienne de trente ans, ridiculement déguisée.
À seize ans, chaque signe de vieillesse sur les autres est un pas vers la disparition.
Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître, tant de choses semblent si pleines d'envie d'être perdues que leur perte n'est pas un désastre.
Dans le silence, tout se dérègle. Le temps ne finit plus jamais.
La littérature est une forme de plaisir poussée à son raffinement le plus extrême par des écrivains que le rapport habituel au langage ne satisfait plus.
C'est dehors qu'un homme est un homme, à la maison il est donné à tout homme d'être un homme.
Personne n'aime à voir surgir les gardes-champêtres qui surveillent les forêts et font pleuvoir les amendes, dont on sait qu'une partie restera dans leurs poches. Personne ici ne comprend, à vrai dire, pourquoi les Français ont tenu à devenir maîtres des pins et des cèdres si ce n'est par un excès d'orgueil qui leur paraît ridicule.
Quand tu dors, tu oublies tous tes soucis, a toujours dit Ali à ses fils pour les obliger à aller se coucher, c'est une chance merveilleuse et ça ne dure que quelques heures, alors profite.
Il voudrait pouvoir s'injecter la ville, il l'aime, il est amoureux d'une ville, il ne croyait pas que c'était possible mais il ne veut plus la quitter. Ici, tous les monuments sont célèbres et les visages anonymes. Les photographies et les films font que Paris semble appartenir à tous et Hamid, plongé en elle, réalise qu'elle lui manquait alors qu'il n'y avait jamais posé le pied.
La politesse se rend. L'amitié se partage. On ne fait pas des sourires ni des courbettes à ceux qui ne nous disent même pas bonjour.
Il déroule le mektoub dans le sens inverse à celui que lui prêtait son père : il ne s'agit plus de déchiffrer pas à pas un destin déjà écrit au ciel mais d'écrire le présent comme une histoire que les siècles futurs sauront lire.
De l'enfant, on tolère qu'il ne fasse rien, qu'il joue. De l'homme adulte, en revanche, on méprise l'inoccupation. Celui qui ne fait rien, dit-on au village, qu'il taille au moins sa canne.
Imre acheta sa première bouteille de palinka à l'abricot le 7 juin 2000. Il pensa aux jours de crise du grand-père. A sa promesse d'enfant de ne jamais boire. Il la vida dans la nuit et fut malade.
La France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d'accueil.
On ne peut pas exister dans ses propres yeux. On ne peut pas arriver seul à la fin d'une vie et se dire à soi-même : oui, tu l'as vécue. Il faut d'autres yeux pour ça.
A l'époque tu ne te demandes pas pourquoi c'est toujours les blonds les gentils et les bruns les méchants, comme si c'était normal que Boucle d'Or, Boucleline, Candy, La Belle au bois dormant et Grace Kelly inspirent la confiance, comme si le blanc de leur peau et le doré de leurs cheveux étaient des gages de bonne foi.
La maison où il n'y a plus de mère, dit le proverbe kabyle, même quand la lampe est allumée, il y fait nuit.
Ce qu'on ne transmet pas, ça se perd, c'est tout.
Parfois il n'y a que des questions à ajouter aux questions.
On demande à quelqu'un d'être le témoin de notre vie et on accepte en échange d'être témoin de la sienne. C'est comme les enfants qui font de la balançoire... La balançoire, c'est toujours plus drôle quand quelqu'un voit à quel point on monte haut. Peut-être même que ce n'est drôle que si quelqu'un nous regarde nous amuser. La vie, c'est pareil.
Le mariage, c'est un ordre, une structure. L'amour, c'est toujours le chaos - même dans la joie. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les deux n'aillent pas de pair. Il n'y a rien d'étonnant à ce que l'on choisisse de construire sa famille, son foyer, sur une institution qui est durable, sur un contrat évident plutôt que sur le sable mouvant des sentiments.
Je veux dire que le monde entier est moins intéressant qu'avant. Il y a de plus en plus de gens à avoir suffisamment d'études ou de culture pour qu'on puisse s'étonner qu'ils soient si cons.
J'ai l'impression que je pourrais pleurer toujours. Quand j'essaie de repenser à ma vie, je suis incapable de déterminer si j'étais heureux ou malheureux. Tout ce que je vois c'est que les années ont passé et que les années passées sont des années mortes. Ça me donne envie de pleurer, cette mort partout dès que je veux me souvenir de quelque chose.
Et Pal comprit que si l'année 1856 avait été si longue et si terrible, c'était parce qu'elle avait duré jusqu'en 1961.
Le racisme est d'une bêtise crasse, gronde Lalla en direction de sa compagne. Ne me dit pas que ça te surprend. Il est la forme avilie et dégradée de la lutte des classes, il est l'impasse idiote de la révolte.
Je croyais quand j'étais plus jeune qu'en vieillissant on arrivait à la sagesse mais c'est des conneries. On arrive rien qu'à vieillir. On devient un animal qui pleure.
Pendant les journées de gueule de bois, elle touche du doigt l'extrême difficulté que représente être vivant et que la volonté réussit d'ordinaire à masquer.
Ils avaient réalisé que leur voyage n'avait pas de destination : ils étaient leur propre destination.
L'affection du commerçant pour Hamid ne parvient pas à briser l'un des interdits tacites de la société coloniale : la séparation du domaine public et du domaine privé. C'est toujours dans l'épicerie que l'on accueille le petit garçon et son père, jamais dans l'appartement au-dessus.
Il lui paraît également évident que Hamid n'aura de choix dans la vie que s'il a reçu une éducation. C'est pour lui la seule arme dont dispose un fils de paysan.
Mais on n'ôtera pas de l'esprit de Naïma que la vraie raison d'être des séries télé, ce sont les dimanches de gueule de bois qu'il faut parvenir à remplir sans sortir de chez soi.
Il reprend le récit de sa vie là où il l'avait laissé la dernière fois, comme si c'était un livre dont il avait marqué la page et qu'il avait glissé sous la table basse jusqu'à ce qu'elle revienne et qu'il puisse l'ouvrir, sans effort, au bon endroit.
Ils ont tellement de papiers, tous ces Français, commente Yema dans la cuisine en secouant la tête. On se demande bien ce qu'on peut faire ici sans les papiers. Mourir ? Moi je suis sûre que même pour ça, ils te demandent les documents et que si tu les as pas, ils te maintiennent vivant jusqu'à ce que tu les trouves...