Images
Les obsessions sont les démons d'un monde sans foi.
Emil Cioran
Le dernier recours de ceux que le sort a frappés est l'idée du sort.
Nombreux sont ceux qui s'apprêtent à vénérer n'importe quelle idole et à servir n'importe quelle vérité, pourvu que l'une et l'autre leur soient infligées et qu'ils n'aient pas à fournir l'effort de choisir leur honte ou leur désastre.
Au rebours des autres siècles qui pratiquèrent la torture négligemment, celui-ci, plus exigeant, y apporte un souci de purisme qui fait honneur à notre cruauté.
Si le métèque n'est pas créateur en matière de langage, c'est parce qu'il veut faire aussi bien que les indigènes : qu'il y arrive ou non, cette ambition est sa perte.
Je ne sais pas quand, à quel âge, quelque chose s'est brisé en moi qui détermina le cours de mes pensées et le style d'une vie inaccomplie ; ce que je sais est que cette brisure dut avoir lieu assez tôt, au sortir de l'adolescence.
Il vaut mieux lire par goût un auteur dépassé que par snobisme un auteur dans le vent. Dans le premier cas, on s'enrichit avec la substance d'un autre, dans le second, on consomme sans profit.
L'homme libre ne s'embarrasse de rien, même pas de l'honneur.
Le problème de la responsabilité n'aurait de sens que si on nous avait consulté avant notre naissance et que nous eussions consenti à être celui que nous sommes précisément.
La sainteté me fait frémir : cette ingérence dans les malheurs d'autrui, cette barbarie de la charité, cette pitié sans scrupules...
Les troubles des organes déterminent la fécondité de l'esprit : celui qui ne sent pas son corps ne sera jamais en mesure de concevoir une pensée vivante ; il attendra en pure perte la surprise avantageuse de quelque inconvénient...
Qu'une réalité se cache derrière les apparences, cela est, somme toute, possible ; que le langage puisse la rendre, il serait ridicule de l'espérer.
Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide. Depuis, on le bâcle...
Au paradis, les objets et les êtres, assiégés de tous côtés par la lumière, ne projettent pas d'ombre. Autant dire qu'ils manquent de réalité, comme tout ce qui est inentamé par les ténèbres et déserté par la mort.
Se prétendre plus détaché, plus étranger à tout que n'importe qui, et n'être qu'un forcené de l'indifférence !
J'aime lire comme lit une concierge : m'identifier à l'auteur et au livre. Toute autre attitude me fait penser au dépeceur de cadavres.
... l'utopie, presbytie des vieux peuples.
Toutes les fois que je ne songe pas à la mort, j'ai l'impression de tricher, de tromper quelqu'un en moi.
L'idée de progrès déshonore l'intellect.
L'unique moyen de sauvegarder sa solitude est de blesser tout le monde, en commençant par ceux qu'on aime.
Vivre et mourir à la troisième personne..., m'exiler en moi, me dissocier de mon nom, pour toujours distrait de celui que je fus..., atteindre enfin - puisque la vie n'est supportable qu'à ce prix - à la sagesse de la démence...
Il n'est pas facile d'acquérir une névrose ; qui y réussit dispose d'une fortune que tout fait prospérer : les succès comme les défaites.
Les opportunistes ont sauvé les peuples ; les héros les ont ruinés.
Le malheur d'être incapable d'états neutres, autrement que par la réflexion et l'effort. Ce qu'un idiot obtient d'emblée, il faut qu'on se démène nuit et jour pour y atteindre, et seulement par à-coups !
Deux voies s'ouvrent à l'homme et à la femme : la férocité ou l'indifférence. Tout nous indique qu'ils prendront la seconde voie, qu'il n'y aura entre eux ni explication ni rupture, mais qu'ils continueront à s'éloigner l'un de l'autre.
Le scepticisme est presque le point central de mes interrogations. Qui voudrait écrire quelque chose de correct sur moi devrait analyser la fonction qu'il a remplie dans l'ensemble de mes préoccupations et de mes hantises.
Il est impossible de savoir pourquoi une idée s'empare de nous pour ne plus nous lâcher. On dirait qu'elle surgit du point le plus faible de notre esprit ou, plus précisément, du point le plus menacé de notre cerveau.
On ne peut traduire que les auteurs sans style. D'où le succès des médiocres, ils passent facilement dans n'importe quelle langue !
Laissez donc les autres tels qu'ils sont, et ils vous en seront reconnaissants. Voulez-vous à tout prix leur bonheur ? Ils se vengeront.
Celui qui parle au nom des autres est toujours un imposteur. Politiques, réformateurs et tous ceux qui se réclament d'un prétexte collectif sont des tricheurs. Il n'y a que l'artiste dont le mensonge ne soit pas total, car il n'invente que soi.
A vingt ans, je n'avais en tête que l'extermination des vieux ; je persiste à la croire urgente mais j'y ajouterais maintenant celle des jeunes ; avec l'âge on a une vision plus complète des choses.
Toute pensée dérive d'une sensation contrariée.
Si en agissant nous pouvions nous voir, parcelle de matière se démenant dans l'illimité, nous arrêterions aussitôt.
Si l'homme était né immortel, quelle forme aurait pris le désir d'en finir ? On aurait alors parlé de la peur de ne pas mourir.
Ceux que nous n'aimons pas brillent rarement dans nos rêves.
On me jugera sur ce que j'aurai écrit, et non sur ce que j'aurai lu. Cette lapalissade, je la perds trop souvent de vue. Je m'attribue quelque mérite après chaque bouquin que j'ai dévoré.
Vivre signifie : croire et espérer, mentir et se mentir.
La seule chose qu'on devrait apprendre aux jeunes est qu'il n'y a rien, mettons presque rien, à attendre de la vie.
Tout n'est pas perdu, tant qu'on est mécontent de soi.
L'ironie est la mort de la métaphysique.
Je connais toutes les formes de lâcheté, sauf l'intellectuelle. J'ai, indéniablement, un certain courage devant le papier blanc. Je dois ajouter aussi que je n'ai jamais écrit une seule ligne contre mes convictions.
Heureux ceux qui ignorent que mûrir c'est assister à l'aggravation de ses incohérences et que c'est là le seul progrès dont il devrait être permis de se vanter.
Toute certitude qui se retire de notre conscience la soulage au début, puis l'alourdit d'une nouvelle interrogation.
Qui croit en la vérité est naïf ; qui n'y croit pas est stupide. La seule bonne route passe sur le fil du rasoir.
Lorsqu'on n'a pas eu la chance d'avoir des parents alcooliques, il faut s'intoxiquer toute sa vie pour composer avec la lourde hérédité de leurs vertus.
L'essence de la vie réside dans la peur de mourir. Si cette peur disparaissait, la vie perdrait sa raison d'être.
Plus je vais, plus je m'aperçois que les êtres que je comprends le moins sont ceux que je connais le mieux. Mes amis sont des énigmes.