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Il nous appartient de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d'autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l'état sauvage de la liberté. S'ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique et exact, notre devoir est de les forcer à être heureux.
Ievgueni Zamiatine
Ils partirent nus pour la forêt et s'y couvrirent de poils au contact des arbres, des animaux, du soleil. Ils se couvrirent de poils sous lesquels courait un sang chaud et rouge. Votre sort fut pire : vous vous êtes couverts de chiffres, qui rampent sur vous comme des poux. Il faut vous en débarrasser, et vous chasser nus vers la forêt.
Que mon journal, tel un sismographe sensible, donne la courbe de mes hésitations cérébrales les plus insignifiantes. Il arrive que ce soit justement ces oscillations qui servent de signes précurseurs.
L'homo sapiens ne devient homme, au sens plein du mot, que lorsqu'il n'y a plus de points d'interrogation dans sa grammaire, mais uniquement des points d'exclamation, des virgules et des points.
Les enfants sont les seuls philosophes qui soient hardis. Et les philosophes hardis sont nécessairement des enfants. Il faut être comme des enfants, il faut toujours demander : Et après, quoi ?
Savoir de façon certaine, sans faute, est une foi.
Vous avez certainement raison, je ne suis pas normal, je suis malade, j'ai une âme, je suis un microbe. Mais la floraison n'est-elle pas une maladie ? Le bouton qui éclate ne fait-il pas mal ? Ne pensez-vous pas que le spermatozoïde soit le plus terrible des microbes ?
Cette femme agissait sur moi aussi désagréablement qu'une quantité irrationnelle et irréductible dans une équation.
Pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n'y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c'est pour les enfants : l'infini les effraie et il faut qu'ils dorment tranquillement la nuit…
Il y avait dans la pièce un homme extrêmement sec qui avait l'air d'être découpé dans du papier. De quelque façon qu'il se tournât, on ne le voyait jamais que de profil : une lame luisante et aiguisée, c'était son nez, et des ciseaux, c'était ses lèvres.
Les hommes sont comme les romans : avant la dernière page, on ne sait jamais comment ils finiront. Autrement, cela ne vaudrait pas la peine de les lire.
Qu'est-ce que le bonheur ? Tous les désirs sont douloureux et il ne peut y avoir de bonheur que lorsque ceux-ci sont supprimés jusqu'au dernier. Quelle erreur avons-nous commise jusqu'à présent en mettant le signe plus devant le bonheur. C'est le signe moins qui se trouve devant le bonheur absolu, le divin signe moins.
Les deux habitants du paradis se virent proposer le choix : le bonheur sans liberté ou la liberté sans bonheur, pas d'autre solution. Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement, ils ont soupiré sous les chaînes pendant des siècles. Voilà en quoi consistait la misère humaine : on aspirait aux chaînes. Nous venons de trouver la façon de rendre le bonheur au monde...
Au-delà du Mur Vert, tout n'est que confusion et il fait bon vivre dans "la vie mathématiquement parfaite de l'État Unique."
"Pourquoi la danse est-elle belle ?" Parce que c'est un mouvement contraint, parce que le sens profond de la danse réside justement dans l'obéissance absolue et extatique, dans le manque idéal de liberté.
Oui, interrompit-elle, je veux être originale, c'est-à-dire me distinguer des autres. Être original, c'est détruire l'égalité… Ce qui s'appelait dans la langue idiote des anciens "être banal" n'est maintenant que l'accomplissement d'un devoir.
Après avoir vaincu la Faim (ce qui algébriquement, nous assure la totalité des biens physiques), l'État Unique mena une campagne contre l'autre souverain du monde, contre l'Amour. Cet élément fut enfin vaincu, c'est-à-dire qu'il fut organisé, mathématisé.
C'est aussi absurde que de mettre sur le même plan le chirurgien faisant l'opération de la trachéotomie et le bandit de grand chemin. Tous les deux ont peut-être le même couteau, avec lequel ils font l'opération : ils ouvrent une gorge ; cependant l'un est un bienfaiteur, l'autre un criminel, l'un est marqué du signe plus, l'autre du signe moins…
Je me rendis compte alors, par expérience personnelle, que le rire est la plus terrible des armes, on peut tout tuer par le rire, même le meurtre.
Nous savons que "Nous" vient de Dieu et "moi" du diable.
Qui suis-je moi-même : "eux" ou "nous" ?
J'avais conscience de moi. Or, seuls ont conscience d'eux-mêmes, seuls reconnaissent leur individualité, l'œil dans lequel vient de tomber une poussière, le doigt écorché, la dent malade. L'œil, le doigt et la dent n'existent pas lorsqu'ils sont saints. N'est-il pas clair, dans ce cas, que la conscience personnelle est une maladie ?
C'est extraordinaire que l'on ne puisse trouver un moyen de guérir cette maladie du rêve ou de la rendre raisonnable et, peut-être même, utile.
Est-ce absurde de vouloir souffrir ? Qui ne voit pas que les souffrances sont des quantités négatives diminuant la somme de ce que nous appelons le bonheur ?
Le plus beau dans la vie, c'est le délire, et le plus beau des délires c'est d'être amoureux
Pourquoi méprises-tu les bêtises ? Si l'on avait soigné et entretenu la bêtise humaine pendant des siècles, de la même façon que l'intelligence, il est possible qu'elle serait devenue une qualité très précieuse.
Elle appuya son épaule contre moi et nous ne formâmes plus qu'un bloc, elle coulait en moi. Je le savais, c'est comme cela que ça devait être. Je le savais par chaque nerf, par chaque poil, par chaque battement de coeur, doux jusqu'à faire souffrir.
On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m'avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu'à cause de ma maladie, à cause de mon âme.
Bien entendu, cela n'a rien à voir avec les élections désordonnées et désorganisées des anciens, lorsque – il y a de quoi rire ! – on ne connaissait même pas à l'avance le résultat des élections. Construire un État sur des hasards absolument impondérables, à l'aveuglette – quelle ineptie !
Un des sages de l'antiquité, sans doute par hasard, a dit une parole intelligente : "L'Amour et la Faim mènent le monde." Par conséquent, pour mener le monde, l'homme doit dominer ces deux souverains.
La tonne est le droit, le gramme le devoir. La seule façon de passer de la nullité à la grandeur, c'est d'oublier que l'on est un gramme et de se sentir le millionième partie d'une tonne.
la vérité est "quatre", et le vrai chemin est "deux fois deux". Ne serait-il pas absurde que ces deux chiffres heureusement et idéalement multipliés l'un par l'autre se missent à penser à je ne sais quelle liberté, c'est-à-dire à la faute ? C'est pour moi un axiome.