Images
A présent qu'il a porté les siens en terre, l'un après l'autre, la mission harassante qu'il a accomplie doit échoir à un autre, et il attend que sa santé toujours chancelante et inaltérable soit finalement vaincue car, dans l'ordre fixé par l'état civil, son tour est maintenant venu de marcher seul au tombeau.
Jérôme Ferrari
Il lui semblait qu'il côtoyait des fantômes avec lesquels il ne partageait aucune expérience commune et qu'il jugeait de surcroît d'une arrogance insupportable, comme si le fait d'étudier la philosophie leur conférait le privilège de comprendre un monde dans lequel le commun des mortels se contentait bêtement de vivre.
Celui qui refuse de se résoudre au silence ne peut s'exprimer que par métaphores.
La bombe était peut-être le destin de la physique, son avilissement, son triomphe et sa perte. Elle est aussi une énigme passionnante
Peut-être vous trompez-vous tous les deux. Vous ne pouvez avoir raison tous les deux. Il est inutile de chercher la vérité dans la cohérence
Sur les photographies, les vivants mêmes sont transformés en cadavres parce qu'à chaque fois que se déclenche l'obturateur, la mort est déjà passée.
Au nom d'un avenir aussi inconsistant que la brume, il se privait de présent, comme il arrive si souvent, il est vrai, avec les hommes.
Il fallait se détourner des questions morales et politiques, gangrenées par le poison de l'actualité, et se réfugier dans les déserts arides de la métaphysique, en compagnie d'auteurs dont il était exclu qu'ils s'attirent un jour la souillure de l'intérêt journalistique.
La mort prématurée constitue toujours, et d'autant plus qu'elle est soudaine, un scandale aux redoutables pouvoirs de séduction.
Peut-être a-t-il gardé en lui des enseignements de Mani la conviction profonde que ce monde est mauvais et ne mérite pas que l'on verse des larmes sur sa fin.
Il faut vivre et se hâter d'oublier, il faut laisser la lumière estomper le contour des tombeaux.
S'il avait pu exister une photo de la mort du Christ, elle n'aurait rien montré d'autre qu'un cadavre supplicié livré à la mort éternelle
Les morts sont des enfants qui nous viennent à mesure que nous vieillissons.
Mais il sait que la joie des foules n'est complexe que dans le sang et parce qu'il est photographe et que son métier exige de lui qu'il conserve la trace de tout ce qui s'est passé ici, il photographie les lynchages et les exécutions sommaires.
Oui, les images sont une porte ouverte sur l'éternité. Mais la photographie ne dit rien de l'éternité, elle se complaît dans l'éphémère, atteste de l'irréversible et renvoie tout au néant.
Il était comme un homme qui vient juste de faire fortune, après des efforts inouïs, dans une monnaie qui n'a plus cours.
Les mondes passent, en vérité, l'un après l'autre, des ténèbres aux ténèbres, et leur succession ne signifie peut-être rien.
Ta tristesse ne sert à rien, ni à personne. C'est trop tard.
Rien ne s'épuise plus vite que l'improbable miséricorde de Dieu.
Il vous était impossible de croire que les forces de la bêtise fussent infiniment supérieures à celles de la raison.
Aucune photo, aucun article n'a jamais jusqu'ici provoqué aucun choc si ce n'est peut-être le choc inutile et éphémère de l'horreur et de la compassion Les gens ne veulent pas voir ça et s'ils le voient, ils préfèrent l'oublier.
Le démiurge n'est pas le Dieu créateur. Il ne sait même pas qu'il construit un monde, il fait une oeuvre d'homme, pierre après pierre, et bientôt, sa création lui échappe et le dépasse et s'il ne la détruit pas, c'est elle qui le détruit.
Ce qui fait la valeur d'un être mathématique, démonstration ou définition, n'est pas exclusivement sa rationalité ou ses compétences opératoires mais aussi sa beauté. Ainsi de cette définition de la ligne droite : la circonférence d'un cercle infini.
Elle savait qu'il n'est aucune vie loin des yeux des hommes et elle s'efforçait d'être l'un de ces regards qui ne laissent pas la vie s'éteindre.
On essaye de comprendre les choses à partir de sa propre expérience parce que c'est tout ce dont on dispose et c'est, bien sûr, très insuffisant, on ne comprend rien, ou on comprend de travers, ou seulement l'inessentiel, mais quelle importance ?
Je connais bien la mort. Je suis née veuve.
Si l'amour du prochain était chose aisée, il le sait bien, le Christ n'aurait certes pas pris la peine d'en faire le premier des devoirs
Depuis quand crois-tu que les hommes ont le pouvoir de bâtir des choses éternelles ? L'homme bâtit sur du sable. Si tu veux étreindre ce qu'il a bâti, tu n'étreins que le vent. Tes mains sont vides, et ton coeur affligé. Et si tu aimes le monde, tu périras avec lui.
Dans les listes bibliographiques comme sur les monuments aux morts, les noms finissent par se transformer en mensonges qui dissimulent ce qu'ils devraient désigner.
Les photographies opposaient l'impénétrabilité de leur surface à toute quête de profondeur.
Mais nous savons ceci : pour qu'un monde nouveau surgisse, il faut d'abord que meure un monde ancien. Et nous savons aussi que l'intervalle qui les sépare peut être infiniment court ou au contraire si long que les hommes doivent apprendre pendant des dizaines d'années à vivre dans la désolation pour découvrir immanquablement qu'ils en sont incapables et qu'au bout du compte, ils n'ont pas vécu
Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. Le déclenchement d'un obturateur dans la lumière d'été, la main fine d'une jeune femme fatiguée, posée sur celle de son grand-père, ou la voile carrée d'un navire qui entre dans le port d'Hippone, portant avec lui, depuis l'Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée.
L'histoire de la photographie a commencé par l'inerte, quand le soleil devait achever la course dans le ciel au-dessus de la propriété de Nicéphore Niépce avant que s'impriment enfin sur une plaque de métal l'étrange image de murs éclairés de tous les côtés à la fois et la silhouette noire d'un arbre fruitier figé dans la lumière.
Vous pensiez qu'une cause qui n'est défendue que par la violence, le mensonge et la calomnie fait ainsi l'aveu de sa propre faiblesse, mais vous n'imaginiez pas le pouvoir de la faiblesse, de l'humiliation, du ressentiment et des peurs abjectes.
Sa certitude d'être provisoirement reclus dans un monde étranger qui n'existait qu'entre parenthèses ne l'aida pas à ce faire des amis.
Mais rien ne se passait, un monde avait bel et bien disparu sans qu'aucun monde nouveau ne vienne le remplacer, les hommes abandonnés, privés de monde, continuaient la comédie de la génération et de la mort
Les connaissances qu'ils vénéraient ont servi à mettre au point une arme si puissante qu'elle n'est plus une arme, mais une figure sacrée de l'apocalypse. Ils en ont tous été les oracles et les esclaves.
A s'exprimer par métaphores, on se condamne à l'inexactitude et, si l'on se refuse à l'avouer, on prend encore le risque du mensonge.
Chaque monde est comme un homme, il forme un tout dans lequel il est impossible de puiser à sa guise, et c'est comme un tout qu'il faut le rejeter ou l'accepter, les feuilles et le fruit, la paille et le blé, la bassesse et le grâce
Je connais bien l'art des noms mensongers qui est celui des boutiquiers et des politiciens