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Les bourreaux ne parlent pas ; ils n'ont pas de paroles.
Jonathan Littell
Je me rendis rapidement compte que la gaieté qui m'avait saisi en arrivant à Berlin restait plaquée en surface ; dessous, cela se fragilisait, effroyablement, je me sentais fait d'une substance friable, qui se désagrégeait au moindre souffle.
Plein d'avenir ? L'avenir me semblait plutôt se rétrécir chaque jour, le mien comme celui de l'Allemagne. Lorsque je me retournais, je contemplais avec effroi le long couloir obscur, le tunnel qui menait du fond du passé jusqu'au moment présent.
Il me fixa encore un moment avec un regard furieux, puis disparut dans un bureau. Voilà, me disais-je, tu t'es fait un ennemi ce n'est pas si difficile.
L'important n'est pas tellement ce qu'on croit ; l'important c'est de croire.
Longtemps, on rampe sur cette terre comme une chenille, dans l'attente du papillon splendide et diaphane que l'on porte en soi. Et puis, le temps passe, la nymphose ne vient pas, on reste larve, constat affligeant, qu'en faire ?
Ainsi, pour un Allemand, être un bon Allemand signifie obéir aux lois et donc au Führer : de moralité, il ne peut y en avoir d'autre, car ne saurait la fonder.
Il est des hommes pour qui la guerre, ou même le meurtre, sont une solution, mais moi je ne suis pas de ceux-là, pour moi, comme pour la plupart des gens, la guerre et le meurtre sont une question, une question sans réponse, car lorsqu'on crie dans la nuit, personne ne répond.
Mais gardez toujours cette pensée à l'esprit : vous avez peut-être eu plus de chance que moi, mais vous n'êtes pas meilleur. Car si vous avez l'arrogance de penser l'être, là commence le danger.
Le garde SS ne devient pas violent ou sadique parce qu'il pense que le détenu n'est pas un être humain ; au contraire, sa rage croît et tourne au sadisme lorsqu'il s'aperçoit que le détenu, loin d'être un sous-homme comme on le lui a appris, est justement, après tout, un homme, comme lui au fond
On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi, cela n'existe pas. Il n'y a que de l'humain et encore de l'humain
C'était cela que je ne parvenais pas à saisir : la béance, l'inadéquation absolue entre la facilité avec laquelle on peut tuer et la grande difficulté qu'il doit y avoir à mourir. Pour nous, c'était une autre sale journée de travail ; pour eux, la fin de tout.
On hait les Juifs parce que c'est un peuple économe et prudent, avare, non seulement d'argent et de sécurité mais de ses traditions, de son savoir et de ses livres, incapable de don et de dépense, un peuple qui ne connait pas la guerre. Un peuple qui ne sait qu'accumuler, jamais gaspiller.
La guerre et le meurtre sont une question sans réponse, car l'on crie dans la nuit, personne ne répond.
La nécessité, les Grecs le savaient déjà, est une déesse non seulement aveugle, mais cruelle.
Si vous êtes né dans un pays ou à une époque où non seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants, mais où personne ne vous demande de tuer les femmes et les enfants des autres, bénissez Dieu et allez en paix. Mais gardez toujours cette pensée à l'esprit : vous avez peut-être eu plus de chance que moi, mais vous n'êtes pas meilleur.
Ceux qui tuent sont des hommes, comme ceux qui sont tués, c'est cela qui est terrible.
Au milieu de ces hommes-là, je faisais figure d'intellectuel un peu compliqué, et je restais assez isolé. Cela ne me dérangeait pas : l'amitié de gens grossiers, je m'en étais toujours passé. Mais il fallait rester sur ses gardes.
En Allemagne, et dans les pays capitalistes, on affirme que le Communisme a ruiné la Russie ; moi, je crois le contraire : c'est la Russie qui a ruiné le Communisme.