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C'est pour ça je lui dis au fiston, dans la vie, quand une porte est fermée quelque part, il y en a toujours une autre ouverte plus loin.
Louis-Philippe Dalembert
Premier pays de l'Histoire contemporaine à avoir aboli les armes à la main l'esclavage sur son sol, le tout jeune État avait décidé lors, pour en finir une bonne fois avec la notion ridicule de race, que les êtres humains étaient tous des nègres, foutre !
Quand tu vois ta mère déchirée de douleur, elle qui a longtemps été le pilier du clan familial, courir comme folle, toute dignité bue, derrière la voiture qui t'emporte, tu as beau être un homme, tu n'as qu'une envie, c'est laisser tes larmes se répandre à flots tièdes, lourds d'inquiétude, de tristesse et de rage mêlées.
Il n'avait rien contre Le Havre, dont il entendait parler pour la première fois de sa vie. La faute d'ailleurs aux français, qui, à l'étranger, n'ont que Paris à la bouche, comme s'il n'existait pas d'autre ville dans leur pays, ou qu'ils avaient honte de ce qu'ils appellent la province ; exception faite des Bretons, mais eux, c'est spécial, ils ne parlent jamais que de la Bretagne.
Tout être humain à son histoire souchée à des mythes, des rituels spécifiques. Il est important de les leur enseigner.
Pourquoi mettre au monde un enfant si c'est pour ensuite le laisser seul ? Si on n'est pas foutu d'être là pour le guider sur la grand-route de la vie ? Le voir grandir, mettre ses pas dans les siens, devenir à son tour un homme ?
S'approcher de la vérité d'un seul être humain, a fortiori d'un peuple, requiert de l'empathie et de la patience mêlées.
Le passé d'un individu, c'est comme son ombre, on le porte toujours avec soi. Parfois il disparaît. Parfois il revient. Des fois, on le cherche, et il ne vient pas. Et un jour, il surgit alors qu'on ne l'attend pas. Pareil à un esprit farceur. Il faut apprendre à vivre avec, à s'en servir au mieux pour avancer.
On vit avec depuis la nuit des temps. Les sautes d'humeur de la terre font partie de nous, c'est nous.
A part ce léger point d'achoppement de la langue, il avait tout fait pour être accepté des gens d'ici, ceux de la belle famille en particulier. Il en était même venu à s'intéresser au rugby, ce sport de midinettes en mal de protection, le seul dans lequel la région jouissait un tant soit peu de crédibilité au niveau national.
Le vieil homme lui répondit qu'eux autres, Haïtiens, ne buvaient jamais sans en offrir aux invisibles, c'est à dire les morts, les anges, qu'on appelle aussi mystère ici. Tout ce qui nous dépasse en somme. C'est une façon de rappeler que l'humain n'est pas seul au monde, qu'il est relié à tant d'autres êtres vivants et de choses. Deborah sourit à l'évocation.
Ici tout le monde vient d'ailleurs. Les racines des uns se sont entremêlées à celles des autres pour devenir un seul et même tronc. Aux multiples ramifications certes, mais un tronc unique. A vouloir les dénouer, on risque le dessèchement du tronc tout entier.
Aux yeux des parents, des mères en particulier, les enfants ne grandissent jamais. Peut-être est-ce pour ne pas voir les stigmates sur leur propre visage.
Les Parisiens, c'est bien connu, sont peu patients avec ceux qui mastiquent mal leur langue, une manière habile, au fond, pour cacher leurs propres lacunes dans celle des autres.
Dans la vie, il ne faut jamais imaginer le caïman braisé avant de l'avoir tué, je lui dis au fiston. J'ai payé cher pour le savoir.
Comme si l'enfance était ce lieu unique qui ne se brouille que pour mieux s'imprégner dans la mémoire, façonner les faits et gestes du présent.
S'habiller propre, correct, en tout lieu et à toute heure, était une question de respect de soi et des autres, bref de dignité.
Le temps l'avait rattrapé, ses gestes étaient ceux d'une tortue de mer sur la terre ferme.
Au-delà de l'horreur, ce qui marquerait le plus, ce fut d'avoir trouvé, au moment où il s'y attendait le moins, une parcelle d'humanité dans ce lieu, comme un bourgeon en fleur au mitan d'un champ de bataille. Un clin d'oeil de la vie, là où des hommes donnaient avec jubilation la mort à d'autres hommes.
Leur regard portait une étrange mélancolie qui les accompagnerait toute leur vie, disparaissant par moments pour revenir plus loin, à la croisée du chemin, tel un zombie facétieux contre lequel ils ne cesseraient de se battre.
Sous quelques cieux qu'il nous ait été donné de naître et de grandir, nous avons plus ou moins les mêmes qualités et défauts. C'est ce qui fait notre humanité.
D'ici, de ce bout d'île écrasé de soleil, de misère et de générosité, il ne s'en irait plus que les deux pieds devant, afin que sa chair désormais en fin de parcours devienne chair de cette terre qui l'avait accueilli, en avait fait un de ses fils comme s'il fut né de sa propre matrice.
Comme quoi, rien ne sert d'essayer de devancer le temps, qui a son rythme propre. Il finit toujours par nous rattraper.
Depuis qu'il fréquentait les Haïtiens de Paris, sa parole était moins heurtée. Peut-être parce qu'il n'utilisait pas sa langue maternelle, comme ça peut arriver de se sentir plus à son aise dans une langue autre que la sienne : les mots nouveaux, moins proches de notre corps, charrient plus de légèreté et s'envolent ainsi sans contrainte aucune, libre des blessures de l'enfance.
Maintenant, ça y est. Je ne veux plus que tu restes dans ce pays de bouffeurs de crapauds et de limaces. Tu as deux jours pour tes adieux de cœur et de corps. Après, je t'accompagnerai au Havre et te mettrai moi-même dans le bateau pour Haïti.
Ce qu'on ne peut pas porter, on le traîne. Voilà, il traînait ce passé avec lui et le traînerait sans doute toujours, mais il refusait de passer sa vie à se lamenter sur son sort, à ruminer le mal qu'on lui avait fait. Il voulait regarder vers l'avant, continuer à vivre, pour lui, pour les siens. C'était sa façon de ne pas offrir une seconde victoire au petit caporal et à sa meute de sanguinaires.
Quand on commence à brûler des objets de culte, à force son propre peuple à renoncer à une partie de lui-même, on n'est à l'abri de rien.
Le malheur sait aussi bien diviser que rapprocher les humains. Il suffit d'un rien, un geste, un mot, du silence même, pour que l'on bascule d'un côté ou de l'autre. Dans l'horreur ou la générosité.
Nul homme n'est une île, un tout complet en soi ; chaque homme est un morceau du continent, une part de l'ensemble.
Elle ignorait, comme le macaque du conte, que la calebasse de sirop de l'amour pouvait cacher un arrière-goût amer.
Je rêvais bien sûr d'autre chose, on accroche toujours ses rêves plus haut que la réalité...
Les mots nouveaux, moins proches de notre corps, charrient plus de légèreté et s'envolent ainsi sans contrainte aucune, libres des blessures de l'enfance.
Au fond, l'âge n'a aucune espèce d'importance. Deux personnes qui s'aiment ont l'âge de leurs plaisirs et de leur amour.
Le passé d'un individu, c'est comme son ombre : on le porte toujours avec soi. Il faut apprendre à vivre avec et à s'en servir pour avance.
Grandir, c'est savoir prendre des décisions sans en référer à personne.
Aucun rêve n'est fou si on se donne les moyens de le réaliser.
La vie est une lutte, tant qu'on n'a pas le dos au sol, il faut continuer de se battre.
L'avantage avec le grand âge, c'est qu'on sait qu'on va mourir de quelque chose, autant que ce soit par le rhum.
Alors il laisse couler les larmes sans essayer de les retenir, en fermant les yeux, il pleure sur son amour disparu et sur lui-même, sur l'impossibilité de sortir de ce tombeau où il est enterré vivant.