Images
A l'origine d'un roman, j'ai toujours des désirs très physiques, matériels. Et une envie d'espaces. Tant qu'il n'y a pas les espaces, il n'y a pas de livre possible.
Maylis de Kerangal
Chaque individu étant un receveur présumé potentiel, était-il si illogique, si infondé, après tout, que chacun soit envisagé comme un donneur présumé après sa mort ?
J'essaie de dire aux collégiens que la lecture est une création. Quand on écrit, on doit un peu "halluciner" son texte, et c'est pareil quand on lit. Lire et écrire sont toujours le recto et verso d'une même présence au monde. Parfois, les écrivains disent qu'ils ne lisent pas leurs contemporains.
L'énergie humaine dépensée là, la tension physique mais aussi la dynamique de l'action - rien moins qu'un transfert de vie - ne saurait produire autre chose que cette moiteur qui commence à croître, à planer dans la pièce.
Il faudrait un jour qu'elle sache dans quel sens s'écoule le temps, s'il est linéaire ou trace les cerceaux rapides d'un hula-hoop, s'il forme des boucles, s'enroule comme la nervure d'une coquille, s'il peut prendre la forme de ce tube qui replie la vague, aspire la mer et l'univers entier dans son revers sombre, oui il faudrait qu'elle comprenne de quoi est fait le temps qui passe.
À deux cents mètres du rivage, la mer n'est plus qu'une tension ondulatoire, elle se creuse et se bombe, soulevée comme un drap lancé sur un sommier.
Je trouve hyper valorisant d'avoir lu un livre patrimonial. Lire opère la synthèse de tous les signes qui sont sur la page ; c'est entendre, voir, et instaurer un monde pour soi. Deux personnes ne gardent pas la même image d'un même livre qu'elles ont lu.
Peu à peu, il se forme une idée précise de l'état du corps de Simon. Une forme d'appréhension l'envahit : s'il connaît les étapes et le balisage de la démarche qu'il engage, il sait aussi à quel point elle diffère d'une petite mécanique bien huilée, engrenage de phrases toutes faites et de biffures en diagonale sur une checklist. C'est la terra incognita.
Je n'ai pas le culte de l'auteur travaillant seul dans sa tour d'ivoire
Au sein de l'hôpital, la réa est un espace à part qui accueille les vies tangentielles, les comas opaques, les morts annoncées, héberge ces corps exactement situés entre la vie et la mort
J'investis à dessein les noms propres dans mes livres, de la même manière que certains auteurs les vident. Il y a une minéralité du nom propre qui est comme une espèce de caillou. Il apparaît très visiblement sur la page. On le voit tout de suite, où qu'il soit. Et il ne change pas de sens, il n'est pas affecté par la phrase où il se trouve.
Pour moi, le choix d'un sujet est toujours amorcé par un désir de matière. Où est-ce que je veux me placer pendant un certain temps de travail : dans le lent, dans le rapide, dans le clair, dans le sombre ?
Faut penser aux vivants dit-il souvent, mastiquant le bout d'une petite allumette, faut penser à ceux qui restent.
Je n'ai pas du tout le culte de l'auteur travaillant seul dans sa tour d'ivoire. Mes embardées sont souvent collectives, parce que l'écriture est effectivement un métier assez solitaire. Pour écrire, je suis forcée de me retrancher dans un espace-temps protégé, alors je conserve ces fenêtres sur le collectif, qui permettent de recharger ma présence au monde.
Surtout, elle ne pourra jamais dire merci, c'est là toute l'histoire. C'est techniquement impossible ; merci, ce mot radieux chuterait dans le vide. Elle ne pourra jamais manifester une quelconque forme de reconnaissance envers le donneur et sa famille, voire effectuer un contre-don ad hoc afin de se délier de sa dette infinie, et l'idée qu'elle soit piégée à jamais la traverse.
Car ce que Goulon et Mollaret sont venus dire tient en une phrase en forme de bombe à fragmentation lente : l'arrêt du coeur n'est plus le signe de la mort, c'est désormais l'abolition des fonctions cérébrales qui l'atteste. En d'autres termes : si je ne pense plus, alors je ne suis plus. Déposition du coeur et sacre du cerveau - un coup d'État symbolique, une révolution.
Se mettre en danger sans même y penser, ne voir dans toute prise de risque que la promesse d'une intensité nouvelle, vivre plus fort, rien d'autre.
Le pont contre la forêt, l'économie contre la nature, le mouvement contre l'immobilité.
Disons que j'ai un peu un gros nom... On m'a toujours dit que c'était un nom de roman, on m'a souvent interrogée pour savoir si c'était un pseudo. Quand même, avouez que ce serait mégalomane de choisir pour pseudo ce nom un peu "maousse", avec une particule, des K et des Y...
Le coeur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de l'unité de son fils ? Comment raccorder sa mémoire singulière à ce corps diffracté ? Qu'en sera-t-il de sa présence, de son reflet sur Terre, de son fantôme ?
Parfois, quand je regarde mon livre une fois qu'il est rédigé, les phrases me paraissent étrangères. Je les ai écrites, mais elles ont été produites dans un moment de traduction, qui passe par un enrichissement : aller chercher de la préciosité, le mot rare, le faire affleurer de l'oralité. Cela donne ce français étranger, ce français qui n'est pas ma langue maternelle.
J'ai toujours aimé le contact direct avec le lecteur. Souvent, je vais dans les collèges ou les lycées rencontrer des élèves qui n'ont jamais croisé d'auteurs vivants. C'est pour moi une façon d'incarner auprès d'eux l'idée qu'il y a des gens qui écrivent aujourd'hui.
Moi, je ne peux pas écrire si je ne lis pas. A chaque écriture, j'ai une pile de livres à côté de moi. Quand je me déplace, j'ai toujours mes carnets et plein de livres. Parfois, je ne les lis pas, mais je les ai, et c'est important qu'ils soient là.
C'est l'heure. Amorce du jour où l'informe prend forme : les éléments s'organisent, le ciel se sépare de la mer, l'horizon se discerne.
Le nom propre a cette puissance-là : il est clos, inaltérable, et en même temps, il diffuse énormément de choses. Tant que je n'ai pas les noms des personnages, ils ne peuvent pas exister pour moi. Les noms bizarres appuient l'idée que ce sont des personnages de fiction.