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Si le propre de la vie est d'adapter l'individu à son milieu, le propre de la volonté est de l'en soustraire.
Nicolas Grimaldi
Aimés ou détestés, nous ne le sommes que par malentendu.
Contrairement aux besoins physiologiques qui sont généralement, normalement, presque aussitôt satisfaits qu'éprouvés, insatiables sont les besoins sociaux, presque aussitôt exaspérés que satisfaits.
Pour la conscience comblée par le bonheur, le passé n'a jamais existé, la vie vient de commencer, et l'avenir est tout advenu. Le temps du bonheur est celui du présent indéfini.
Vivre aussi insoucieux et ravi que s'il n'y avait plus d'avenir, c'est le principe même de la fête. C'est sa règle. Quiconque s'y dérobe s'en exclut.
On n'aime que ce qu'on ne possède pas.
Nous avons dû les céder à l'effacement, à l'évanescence et à la mort tous ces instants qu'aucune tâche n'a requis et que nous avons vécus sans les employer à rien.
Désirer sans même pouvoir imaginer ce qu'on pourrait bien désirer, attendre sans avoir rien à attendre, tel est l'ennui.
La société n'est qu'un spectacle. Ce qu'on est convenu d'appeler l'ordre social n'en est que la distribution des rôles.
La douceur et le charme d'une personne, à force de vivre auprès d'elle, nous ne les sentons plus. S'habituer, c'est oublier.
Qu'il s'agisse de lieux, d'événements, de personnes, il n'en est pas un qui ne déçoive si nous les avons souvent imaginés avant de les percevoir.
Toute philosophie a pour origine quelque déception. Si nous philosophons, c'est parce qu'il y a en nous quelque chose d'inapaisé dont nous sentons que toute notre existence restera hypothéquée tant que nous ne l'aurons pas élucidé.
Nous faisons d'autant plus l'expérience du temps que nous faisons moins celle du mouvement et du changement.
N'avons-nous pas souvent conscience d'avoir dispersé l'unité de notre vie en une multitude dérisoire d'attentes ?
Il n'est de conscience que séparée ; et il n'est pour la conscience séparation que du temps.
S'il n'y a pas d'autre fondement, d'autre justification possibles de la propriété que le travail, nul n'est fondé ni justifié à posséder plus qu'il n'a travaillé.
En comprenant que notre nature est celle d'un flux ou d'un rayonnement, nous ne pouvons plus être avares de nous-mêmes.
Bien loin de tout ramener à soi, comme fait l'hédonisme, l'amour nous fait au contraire imaginer d'en sortir.
Nous devons nos amours à nos souffrances, et nos souffrances à nos angoisses.
Aucune graine ne devient un arbre que par un perpétuel travail sur soi-même tirant de ce qu'on est toujours plus que ce qu'on était.
C'est l'essence de la nature de se séparer de soi, comme l'essence du désir est de refuser le réel.
Etre sensible aux choses c'est les entendre plutôt que les voir et les rêver plutôt que les sentir.
L'humanité qui est donnée à tous en naissant n'est en fait que la liberté donnée à chacun de définir la sienne. Aussi naissons-nous presque tous semblables et, sur le point de mourir, nous étonnons-nous d'en avoir rencontré si peu.
Imaginer, rêver, espérer, c'est avoir réuni toutes les conditions de la désillusion.
Nous ne nous sentons jamais vraiment contemporains du présent.
Tout l'ordre social, pour aléatoire et injuste qu'il soit, si absurde et même si scandaleux qu'il puisse être, n'est fondé que sur une ordinaire, diffuse et commune persuasion.
La plus constante de nos occupations ne serait pas de fuir la solitude si la solitude n'était notre plus originaire et plus constante expérience.
Se représenter le réel, c'est s'en absenter.
Par l'éveil du besoin cesse la torpeur de l'immanence.
Peut-être n'y a-t-il qu'un seul désir, qui est celui de mettre fin à notre solitude.
L'art est le plus subreptice et le plus pernicieux instrument de dénigrement de l'existence. Loin d'en être l'exaltation, c'est lui qui nous la fait diffamer.
Au plus intérieur, au plus secret de nous-mêmes, l'avenir est un vide que nous nous efforçons en vain de remplir à chaque instant. Car vivre c'est attendre.
Venir au monde, c'est le découvrir déjà constitué. Alors même que tout est pour nous commencement, tout est en lui continuité. Il n'est rien que nous voyions qui ne s'ensuive de quelque chose que nous n'avons pas vu.
Nous voulons être reconnus à la fois comme identiques et comme différents. Identiques, pour n'avoir pas honte de notre différence. Différents, pour tirer quelque fierté de notre distinction.
La vie, comme la conscience, est retirée et comme enfermée dans l'unité d'un individu d'où elle tend cependant à se diffuser et à se communiquer, comme si elle rayonnait.
La placidité du présent dissimule en elle l'inquiétude de l'avenir.
On cesse de désirer ce qu'on croit impossible de perdre. On ne doit qu'à la douleur d'une séparation l'expérience de l'amour. Tel est le théorème fondamental de la psychologie proustienne.
Reine des facultés, l'imagination ne l'est qu'autant qu'elle semble nous livrer un royaume où il n'y a rien qui ne soit à notre convenance et à notre merci.
Quoi qu'un homme ait poursuivi et quoi qu'il ait obtenu, rien ne le contente.
On n'échappe pas au temps par l'aventure.
Si original, si inventif, si novateur soit-il, chaque moi est la confluence et comme la concrétion d'une infinité d'autres.
Cette façon intense d'exister que nous communiqueraient des paysages inconnus ou des personnes appartenant à d'autres mondes, c'est ce que nous attendons aussi bien des voyages que de l'amour.
Lorsqu'un paysage ou une scène nous émeuvent, comme nous nous sentons privés que personne n'en partage avec nous l'expérience !
A notre insu, subrepticement, nous sommes si sociables qu'il nous est presque impossible de prendre conscience de nous-mêmes autrement que par l'image que nous imaginons donner de nous-mêmes à autrui.
Tout se passe comme si les divers buts que le désir s'assigne n'étaient qu'autant de leurres pour objectiver, et par conséquent pour justifier sa quête.
Puisque je ne suis pas ce que je suis vu, ceux qui me voient ne me voient donc jamais. Ma solitude est alors une seule et même chose avec ma clandestinité.
Le problème ne consiste pas à se demander quel est le but ou le bout du chemin, mais seulement à découvrir la meilleure manière de marcher.
Notre identité n'est pas chose faite, toujours déjà constituée, mais une perspective toujours ouverte, l'attente de possibles indéterminables.
Se reconnaître comme une simple médiation, savoir que nous n'avons pas plus de réalité ni de destin propres qu'une vague sur la mer, c'est n'accorder à notre moi que l'identité d'une tenace apparence : c'est en être délivré.
Si loin, le réel nous fascine. Si proche, nous sommes toujours surpris de le trouver si peu surprenant.