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Voyager, c'est se déshabituer. C'est aussi aller à la recherche d'une partie perdue de nous-mêmes, tellement perdue qu'on ne saurait dire en quoi elle consiste, ni même si elle a jamais existé.
Olivier Rolin
Le temps est venu où les répertoires sont pleins d'adresses dont on ne poussera plus jamais la porte, de numéros de téléphone qu'on ne composera plus jamais - mais les rayer serait une profanation. Ces inscriptions sont comme les fantômes qui marquent dans les bibliothèques la place des livres absents.
J'aime les trains russes, j'aime leur lenteur, pas plus de soixante kilomètres à l'heure en moyenne, qui permet de se laisser doucement engourdir par la monotonie du paysage
Et s'il n'est pas de plus haut bonheur que dans la coïncidence d'un amour et d'une grande espérance humaine, il n'est probablement de pire malheur que lorsque l'abandon vient tout vous ôter, de ce qui l'instant d'avant était encore le plus charnellement proche de vous, jusqu'aux vastes horizons que la pensée croyait embrasser.
Les mouvements du monde, les guerres, les révolutions, nous les voyons à travers le prisme de nos passions, qui en sont en retour modifiées.
Le patriotisme est, je crois, la seule passion populaire qui demeure en Russie.
Il est étonnant de constater à quelle vitesse s'effacent les grandes vagues qui, un temps, soulèvent l'histoire du monde.
Il doit y avoir un rapport entre votre culte naïf du bonheur individuel, à vous autres les ultra-modernes, et le fait que vous soyez si foutrement ignorants de ce que c'est que l'Histoire.
Mais vos modèles à vous, vous les trouvez dans la pub, cette espèce d'éternité de pacotille qui est le contraire de l'histoire. Alors là, évidemment, c'est le bonheur à tous les étages. Mais ça ne marche pas comme ça. L'humanité, merde, on n'est pas des top modèles.
Un écrivain n'a pas plus de légitimité que quiconque à analyser à chaud les drames qui laissent la société sidérée. Il peut en revanche s'intéresser au sens des mots qui prétendent dire les événements.
Ma voix, je le crains, sera quelque peu discordante dans le concert. Le besoin de se rassurer est immense. Je le comprends, mais je crois qu'il est vain. Ces odes qui montent de partout à l'unité nationale, à "nos valeurs" qui l'emporteront : je les trouve sympathiques, j'aimerais les partager, mais je n'y arrive pas.
La mort, d'ailleurs, fixe pour toujours les traits, les paroles, les attitudes : tandis que celle qui est partie, on devine avec effroi que chaque seconde qui passe modifie imperceptiblement son image, l'éloigne de celle qu'on a chérie, que des mots qu'on ne lui connaissait pas sortent de ses lèvres, des pensées traversent son esprit auxquelles on n'est pas associé, et qu'on ignorera toujours.
Les écrivains ne sont pas seulement ce qu'ils ont écrit, mais ce que nous croyons qu'ils ont écrit.
Cela faisait bien des années que j'avais désappris l'hiver. L'accablant rayonnement du ciel blanc, l'étuve des nuages sous lesquels fumait la mer, parfois de grandes roues de sable crissant venues du désert de Nubie, et dont le tournoiement au dessus de la ville laissait les chairs aussi racornies que celles des momies : c'étaient là tous mes météores.
Celui qui abandonne son camarade sous le feu, celui qui le donne à la police ennemie, il l'a déjà trahi, il a toujours été un lâche et une balance.
Le tragique particulier à beaucoup de paysages russes ne tient pas seulement à ce qu'on voit, mais à ce qu'on y lit des destins qui s'y sont fracassés, du sang et des larmes dont on les sait gorgés. La géographie y est tout intriquée d'Histoire.
Il fallait trouver des boucs émissaires pour les désastres de l'agriculture collectivisée, et les responsables des prévisions météorologiques étaient des candidats tout désignés à ce rôle.
Tout fuit, glisse, rien ne heurte, et soi-même on se dit qu'on est bien ici, loin de chez soi, libre provisoirement de toute attache, que c'est pour ça qu'on voyage (même si c'est une illusion) : pour devenir aussi oiseau qu'on peut l'être.
On sait que l'inertie bureaucratique est un des héritages de l'époque tsariste que le régime soviétique a su faire merveilleusement fructifier.
Une vie n'est pas que sa propre petite vie individuelle, celle dont on croit être le détenteur, qui a commencé un jour lointain et finira un autre jour, plus proche, elle est faite de ces innombrables rencontres, même celles qui sont restées sans lendemain, mais dont on emporte tout de même quelque chose comme elles emportent quelque chose de vous.
Le besoin de se rassurer est immense. Je le comprends, mais je crois qu'il est vain.
Je sais ce que c'est que la mort, on se doute qu'au moment où j'en suis de ma vie je l'ai plus d'une fois croisée, mais j'affirme qu'elle ne laisse pas aussi intimement brisé que l'abandon.
L'antisémitisme est toujours abominable. Il est plus insupportable encore dans le pays qui a été celui de l'affaire Dreyfus et de la rafle du Vel' d'Hiv.
Mes amis morts, dont l'absence me pèse, me font de plus en plus léger, une plume prête à s'envoler, un "bateau frêle comme un papillon de mai.". Ce livre est un livre sur le monde et sur l'éloignement du monde.
Vingt ans d'Afrique m'ont habitué à ne pas considérer la magie comme une chose extraordinaire. L'alcool y aide peut-être aussi.
Chaque livre est pour moi, entre autres choses, l'occasion de dizaines de kilomètres parcourus de long en large, comme un fauve dans sa cage.