Images
Le Goncourt, c'est un peu comme l'élection de Miss France. Sans avenir.
Patrick Modiano
Avec le temps, on apprend à supporter la charge du roman.
Dans mon souvenir, ce quartier de la Chapelle m'apparaît aujourd'hui tout en lignes de fuite à cause des voies ferrées, de la proximité de la gare du Nord, du fracas des rames de métro qui passaient très vite au-dessus de ma tête… Personne ne devait se fixer longtemps par ici. Un carrefour où chacun partait de son côté, aux quatre points cardinaux.
Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu'on le pratiquait avant l'ère du numérique.
Je crois qu'on entend encore dans les entrées d'immeubles l'écho des pas de ceux qui avaient l'habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l'on capte si l'on est attentif.
Curieuse activité solitaire que celle d'écrire.
Un écrivain - ou tout au moins un romancier - a souvent des rapports difficiles avec la parole.
C'est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l'oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l'océan.
Il ne faut jamais éclaircir le mystère. De toute façon, un écrivain ne le pourrait pas. Et même s'il cherche à l'éclaircir de manière méticuleuse, il ne fait que le renforcer
On lui reprochait de prendre parti à une époque où la plupart des gens se "vautraient dans l'attentisme".
À mesure que les années, passent, chaque quartier, chaque rue d'une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur.
Il y aura, chez le romancier, le regret de n'avoir pas été un pur musicien et de n'avoir pas composé Les Nocturnes de Chopin.
Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même.
Et pourtant, sous cette couche épaisse d'amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé, mais on aurait été incapable de dire quoi, précisément.
La poésie, sa brièveté, sa fulgurance, c'est le domaine de la jeunesse. Le roman, c'est lourd, suffocant, ce n'est pas fait pour l'impétuosité de la jeunesse.
On vous classe dans des catégories bizarres dont vous n'avez jamais entendu parler et qui ne correspondent pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi.
On peut être drogué à blanc avec l'attente, et le temps.
Dans la vie, ce n'est pas l'avenir qui compte, c'est le passé.
Le Paris de l'Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né.
Comme ce serait étrange si les enfants connaissaient leurs parents tels qu'ils étaient avant leur naissance, quand ils n'étaient pas encore des parents mais tout simplement eux-mêmes.
Un romancier est plus doué pour l'écrit que pour l'oral. Il a l'habitude de se taire et s'il veut se pénétrer d'une atmosphère.
Si l'on habite près d'une gare, cela change complètement la vie. On a l'impression d'être de passage. Rien n'est jamais définitif. Un jour ou l'autre, on monte dans un train.
Mais l'inconnu est "l'homme des foules" et il est vain de le suivre, car il restera toujours un anonyme, et l'on n'apprendra jamais rien sur lui.
Jusque-là, tout m'a semblé si chaotique, si morcelé... Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches... Mais après tout, c'est peut-être ça, une vie...
Si on aime, on prend le paquet, sans juger !
Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l'intimité d'un écrivain et c'est là qu'il est au meilleur de lui-même et qu'il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite.
Je pense à Dora Bruder. Je me dis que sa fugue n'était pas aussi simple que la mienne une vingtaine d'années plus tard, dans un monde redevenu inoffensif. Cette ville de décembre 1941, son couvre-feu, ses soldats, sa police, tout lui était hostile et voulait sa perte. A seize ans, elle avait le monde entier contre elle, sans qu'elle sache pourquoi.
On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux. Il suffit de faire la planche et de se laisser doucement flotter sur les eaux profondes, en fermant les yeux.
Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu'il doit écrire, et l'on peut craindre qu'il se fasse écraser quand il traverse une rue.
Dans ce Paris de mauvais rêve, où l'on risquait d'être victime d'une dénonciation et d'une rafle à la sortie d'une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l'ombre du couvre-feu sans que l'on soit sûr de se retrouver les jours suivants.
Les réseaux sociaux entament la part d'intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu'à une époque récente - le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème romanesque.
Il y a des êtres mystérieux, toujours les mêmes, qui se tiennent en sentinelles à chaque carrefour de notre vie.
Les souvenirs d'enfance sont souvent de petits détails qui se détachent du néant.
D'être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m'a sans doute rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l'oubli.
J'ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attirés vers eux si vous marchez dans leurs parages.
Ne s'intéresser qu'aux choses anodines : la mode, la littérature, le cinéma, le music-hall.
Tout ce qu'on vit au jour le jour est marqué par les incertitudes du présent.
Grâce à la topographie d'une ville, c'est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives.
Ce Paris-là n'a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.
Je crois que pour en faire une oeuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie - un rêve où la mémoire et l'imagination se confondent.
Je crois n'avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres.
Je crois qu'on écrit parce qu'on ne sait rien faire d'autre.
Les dimanches, surtout en fin d'après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s'y glisser.
J'ai toujours pensé que l'écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci.
Hutte répétait qu'au fond, nous sommes tous des "hommes des plages" et que "le sable - je cite ses propre termes - ne garde que quelques secondes l'empreinte de nos pas".
En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit.
Personne ne répond jamais aux questions qui vous tiennent à coeur.
Je n'écris pas vraiment des romans au sens classique du terme, plutôt des choses un peu bancales, des sortes de rêveries, qui relèvent de l'imaginaire.
Beaucoup d'amis que je n'ai pas connus ont disparu en 1945, l'année de ma naissance.
On se souvient de choses parcellaires, même les souvenirs sont bouffés, rongés... J'essaie de les retenir, les choses, les petites choses.