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Un exemple parlant de ce que la solitude a changé en elle ces dernières années : elle pose une question, n'attend pas la réponse, mais répond elle-même (comme jouant le rôle de l'interlocuteur espéré, inespéré, définitivement absent). J'ai le sentiment qu'en se laissant aller de plus en plus à ce jeu dangereux, elle s'est dépersonnalisée, ou a cessé d'habiter personnellement sa parole. (p.66)
Pierre Pachet
La parole de mon père demandait à parler par moi, comme elle n'avait jamais parlé, au-delà de nos deux forces réunies. Elle me niait, me demandait mon aide pour se consacrer à elle-même, et je voulais cela (c'est pourquoi je n'apparais presque pas dans ces pages).
L'exemple de ma mère me montre autre chose, et même le contraire. Lorsque nous sommes privés de la compagnie d'autrui, de ce qu'il active ou réactive en nous par ses questions et ses réponses, par l'urgence que nous impose sa seule présence, c'est l'une des bases de la vie intérieure comme "dialogue" qui nous est retirée.
Les élèves inconnus ou devinés, comme les lecteurs présents voire futurs, dans leur indétermination, sont une chance pour qui croit avoir quelque chose à dire.
Enfant, m'a-t-on dit, je voulais être avec ma mère, ne pas la quitter, qu'elle ne me quitte pas. On me l'a rappelé plus tard, dès la fin de la guerre, avec attendrissement, ou pour se moquer un peu de mes désirs d'indépendance.
En naissant, on a éprouvé la souffrance, puis le besoin. On a crié, on a exigé de l'aide : avant même de savoir qu'on y avait droit, qu'il existait d'autres êtres, peut-être secourables, on a crié, parce que l'évolution de l'espèce nous avait pourvu d'une voix pour appeler une mère.
Tu t'ennuies ? Tu n'as qu'à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t'ennuieras jamais…
La vie mentale, si on la considère comme "une sorte de" dialogue intérieur, est étroitement dépendante, autant pour sa survie que pour son émergence, de la possibilité de s'entretenir avec des interlocuteurs.
Je me sens en effet très juif, par l'héritage religieux, historique et culturel que j'ai reçu. Pas dans l'écriture elle-même, qui est passionnément française, plutôt dans mes préoccupations morales, dans ma gratitude inentamée envers le don de la vie, en dépit des désastres.
Le sommeil, aventure sinistre de tous les soirs.
Ma solitude de veuf, je l'endure au long des journées et des nuits, mais aussi je la peuple : de rencontres, de voyages, de travaux, tant que j'en ai la force et le désir. Le temps alors se dilate : je suis très souvent seul et oisif, et très souvent occupé.
Les hommes s'endorment journellement avec une audace qui serait inintelligible si nous ne savions qu'elle est le résultat de l'ignorance du danger.
Ce que la conversation avec les autres vous donne (peut-être le donne-t-elle même s'ils restent silencieux, même si ce sont des animaux ? ), c'est de maintenir, enrichir, ranimer la possibilité même de parler, qui n'est pas installée en soi une fois pour toutes comme un appareil inusable.
La solitude est évidemment cruciale pour un écrivain. C'est justement parce que je ne suis pas réconcilié avec elle que je ne me sens pas en être vraiment un. Je n'ai pas d'horaires de travail, j'écris tout le temps, je fais tourner des expressions ou des phrases dans ma tête, dans les interstices de mes activités, même en marchant. Mais qu'est-ce qu'un écrivain qui n'est pas rivé à sa table ?