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La fraternité et l'oubli, comme l'amitié et la politique, sont unis par des liens qui nous échappent. Mais on interroge toujours la sibylle pour savoir ce qu'elle ne peut nous dire, et c'est parce que ces liens nous échappent qu'on ne peut cesser d'y revenir – quitte à ne jamais cesser de ne pouvoir pas les expliquer.
Santiago Amigorena
Seule l'innocence peut ennoblir l'inculture.
Avancer ne signifie pas forcément progresser : où règne le vide, où se tient l'absence, toute distance est infinie. Comme si souvent dans l'extrême malheur – ou l'extrême bonheur – les jours étaient des semaines, les semaines des heures ; minutes, mois et siècles se confondaient dans ce temps sans temps que nous connaissons tous et dont nous pouvons pourtant à peine parler.
L'amour est une mer agitée de vagues et de vents, qui n'a port ni rivage.
Il était devenu un fugitif, un traître. Un lâche. Il était devenu celui qui n'était pas là où il aurait dû être, celui qui avait fui, celui qui vivait alors que les siens mouraient.
On ne devrait jamais essayer d'écrire son premier amour : même après l'écriture, il reste invivable.
L'instinct sexuel assure peut-être la conservation de l'espèce ; l'amour sexuel authentique, la passion pour un autre être, pour son âme et son corps dans une unité indissoluble, est, par elle-même, originairement, une force gigantesque chargée de l'améliorer.
Le but de mes confessions n'a jamais été et ne sera jamais de vous faire croire que ce que je raconte a été réel. Lorsqu'on écrit, on doit être fidèle à la littérature, pas au passé. On doit chercher la vérité, pas la réalité.
N'aimer qu'une seule personne pendant toute sa vie d'un amour partagé peut faire de nous un philosophe, un héros minuscule, postmoderne, humaniste – c'est-à-dire autre chose qu'un homme postmoderne, humaniste mais porté par des forces d'une même qualité. N'aimer que d'un seul amour solitaire, désespéré, pendant toute notre vie peut faire de nous un prophète – ou un poète.
Est-ce qu'un Juif qui n'est pas croyant est aussi juif qu'un Juif qui a la foi ? Est-ce qu'un Juif dont les parents ou les grands-parents ne sont pas tous juifs est vraiment juif ? Faut-il admettre qu'il existe une "troisième race", ou les Juifs "partiels", les "quart-Juifs" et les Juifs "à demi et aux trois quarts" sont-ils aussi nocifs que les Juifs "entiers" ?
Le ridicule ne tue pas, s'il tuait nous serions tous morts ; mais il peut quand même blesser.
C'est comme si être chrétien, c'était appartenir à une meute où tout le monde se moque de ce qu'on ressent, alors qu'être juif, c'était accepter une origine mais pas pour être avec d'autres, juste pour être seul, et malheureux. C'est comme si cette origine juive était une grosse valise qu'il allait falloir se trimballer pendant toute notre existence.
Il s'enfermait dans un silence de plus en plus lourd, de plus en plus compact, un silence qui, terré tout au fond de son ventre, avait commencé de grandir comme une tumeur maligne, prenant peu à peu possession de sa poitrine, de ses poumons, de sa gorge, de son crâne.
Quel désespoir pour une mère de n'avoir pas de nouvelles de son enfant !
L'amour est le désir d'engendrer dans la perfection.
L'attente commence quand il n'y a plus rien à attendre, ni même la fin de l'attente. L'attente ignore et détruit ce qu'elle attend. L'attente n'attend rien. L'attente ne console pas. L'attente n'est dirigée vers rien : car l'objet qui viendrait la combler ne pourrait que l'effacer.
L'une des choses les plus terribles de l'antisémitisme est de ne pas permettre à certains hommes et à certaines femmes de cesser de se penser comme juifs, c'est de les confiner dans cette identité au-delà de leur volonté – c'est de décider, définitivement, qui ils sont.
Écrire une vie entière en très peu de temps. Écrire, en quelques semaines, en quelques mois, une vie écrite par un homme pendant toute sa vie.
Le sentiment, par rapport aux pensées ou aux sensations, est semblable à ce qu'est la mélodie par rapport aux notes : il s'ajoute comme une deuxième forme d'existence.
Je n'existe pas. Si j'existais, je ne pourrais pas me connaître. Si je me connaissais, je ne pourrais pas dire qui je suis. Si je le disais, personne ne pourrait le comprendre.
Une blessure narcissique est toujours une blessure étrangère : affectant seulement notre reflet, tous les remèdes qu'elle nous contraint d'inventer demeurent illusoires.
J'ai souvent écrit que l'oubli était plus important que la mémoire. J'ai souvent songé, comme Pasolini, que celui qui oublie jouit plus que celui qui se souvient
On aime nos parents, puis on les trouve chiants, puis on part ailleurs… C'est peut-être ça être juif…
On ne possède éternellement que ce qu'on a perdu.
Le désespoir nous interdit d'espérer, mais il n'a jamais empêché les événements de continuer d'advenir sans qu'on les espère. Et dans la vie comme dans les dédales seuls les détours ont un sens.
Parce qu'on n'a nulle part où se voir on ment que les mots ne sont pas un miroir. l'aphorisme nous fait écrire comme si on pouvait dire la vérité.
On fait des pas comme on aligne des mots, et au bout de quelque temps, au bout de quelque espace, on comprend qu'un trajet, qu'une pensée, se sont formés.
On est jaloux parce que lorsqu'on aime et qu'on est aimé en retour jamais on ne possède totalement l'objet de notre amour.
La volonté de ne plus aimer est encore de l'amour et la volonté d'aimer encore ne l'est déjà plus, le désir de ne plus se souvenir appelle encore la mémoire, alors que le désir de se souvenir encore convoque déjà l'oubli.
Seule la beauté d'un paysage a ce pouvoir étrange de nous faire songer avec joie à notre propre mort. Ce sont ces vues, que chacun possède, et que parfois l'on partage, qui, devenant des amorces ou d'autres lieux sans cesse s'embranchent sans solution de continuité, peuvent communiquer immédiatement avec nos coeurs et transmuer en nostalgie du futur la douloureuse nostalgie du passé.
Les mots qu'on adresse à quelqu'un qui ne nous aime plus ne soulagent jamais parce qu'ils sont écoutés, mais seulement parce qu'ils sont prononcés.
J'ai aimé son regard de havane comme cet aveugle qui cherche à être roi chez les borgnes. J'ai aimé sa beauté à m'en rendre laid. J'ai aimé sa différence jusqu'à ne plus savoir qui j'étais. Ne voulant plus me souvenir, je l'ai aimée absolument, obsédé par le moindre souvenir d'elle.
Travaillez… Travaillez en pensant que le but auquel tendent nos efforts – le bonheur de tous – est bien supérieur à la fatigue de chacun. C'est ça que les hommes appellent "idéal", et ils ont raison. Il n'y a pas d'autre philosophie dans la vie d'un homme, ou d'une abeille.
Je ne veux pas que mes mots, désormais, soient les esclaves de ton absence. Je ne veux pas que le silence, de nouveau, me contraigne à n'écrire que dans le deuil impossible d'une mort qui ne cesse jamais d'avoir lieu, d'une mort qui ne cesse jamais de mourir – et de ne pas mourir.
En amour, il en va souvent ainsi : celui qui ne joue pas, gagne.
Ce qui est monstrueux, c'est qu'être le fils d'une Française ou d'une Italienne ou d'une Espagnole, ça ne te fait pas forcément français, italien ou espagnol, non ? Mais si tu es le fils d'une Juive, pour certains, tu seras inévitablement juif, même si tu ne le veux pas.