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Comment admettre qu'on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? Quand on a ressenti du désir pour cet adulte qui s'est empressé d'en profiter ? Pendant des années, je me débattrai moi aussi avec cette notion de victime.
Vanessa Springora
La vie d'une adolescente anonyme n'est rien face au statut d'un écrivain
Je n'ai eu aucun signal d'aucun de ses éditeurs (...). En 2013, quand il a reçu le Renaudot, aucun journaliste littéraire, pas un seul, ne s'est interrogé sur le bien-fondé de cette récompense. La vie d'une adolescente anonyme n'est rien face au statut d'un écrivain.
Les pères sont pour leurs filles des remparts. Le mien n'est qu'un courant d'air.
C'est l'homme que j'aime qui m'en a finalement convaincue. Parce qu'écrire, c'était redevenir le sujet de ma propre histoire. Une histoire qui m'avait été confisquée depuis trop longtemps.
La littérature se place au-dessus de tout jugement moral mais il nous appartient en tant qu'éditeurs de rappeler que la sexualité d'un adulte avec une personne n'ayant pas atteint la majorité sexuelle est un acte répréhensible puni par la loi.
Tout autre individu qui publierait (..) la description de ses ébats avec un adolescent philippin ou se vanterait de sa collection de maîtresses de quatorze ans (...) serait immédiatement considéré comme un criminel. La littérature excuse-t-elle tout ?
Davantage que cette chasse à l'homme qui est en train de se mettre en place vis-à-vis de Matzneff, un vieux monsieur dans la misère qui n'est plus en mesure de nuire à qui que ce soit, pour moi, c'est l'hypocrisie de toute une époque qui doit être remise en question.
La réaction de panique des peuples primitifs devant toute capture de leur image peut prêter à sourire. Ce sentiment d'être piégé dans une représentation trompeuse, une version réductrice de soi, un cliché grotesque et grimaçant, je le comprends pourtant mieux que personne. S'emparer avec une telle brutalité de l'image de l'autre, c'est bien lui voler son âme.
J'ai été la proie de Gabriel Matzneff. J'avais 14 ans.
J'ai toujours su que je ne pourrais me réapproprier cette histoire que par un livre, et pas autrement. Parce que ses livres à lui, ceux où il racontait notre histoire, ont redoublé ma souffrance.
Cet homme n'est pas animé que des meilleurs sentiments. Cet homme n'était pas bon. Il était ce qu'on apprend à redouter dès l'enfance : un ogre.
Je reçois des témoignages qui me bouleversent. Je me dis que j'aurais peut-être dû écrire plus tôt, ça me culpabilise un peu, je ne sais combien d'années il a été actif, on m'a raconté des histoires terribles entre-temps, bien pires que la mienne, mais je ne peux pas en être le porte-parole.
Aujourd'hui, alors que je suis moi-même devenue éditrice, j'ai beaucoup de mal à comprendre que de prestigieux professionnels du monde littéraire aient pu publier les volumes du journal de G., comportant les prénoms, les lieux, les dates et tous les détails permettant, du moins pour leur entourage proche, d'identifier ses victimes...
Dès que j'ai mordu à l'hameçon, G. ne perd pas une minute. Il me guette dans la rue, quadrille mon quartier. Nous échangeons quelques mots et je repars transie d'amour
Plus tard, avec un peu plus de maturité et de courage, j'opterai pour une stratégie différente : dire toute la vérité, avouer que je me sens comme une poupée sans désir, qui ignore comment fonctionne son propre corps, qui n'a appris qu'une seule chose, être un instrument pour des jeux qui lui sont étrangers. Chaque fois, la révélation se soldera par une rupture. Personne n'aime les jouets cassés.
Si d'autres personnes plus jeunes ont envie d'aller en justice qu'elles le fassent, ou témoignent, réparent chacune ou chacun à sa manière un traumatisme de jeunesse. Ce livre, c'est déjà une trace et une empreinte. Il va faire réfléchir. Les éditeurs, les auteurs, les médias, tout le monde.
Un jour, ma mère prend une décision irrévocable. Profitant du séjour en colonie de vacances qu'elle a secrètement planifié pour procéder à notre déménagement, elle quitte mon père, sans retour. C'est l'été qui précède mon entrée au cours préparatoire.
En dehors des artistes, il n'y a guère que chez les prêtres qu'on ait assisté à une telle impunité. La littérature excuse-t-elle tout ?
Il faut croire que l'artiste appartenant à une caste à part, qu'il est un être aux vertus supérieures auquel nous offrons un mandat de toute-puissance, sans autre contrepartie que la production d'une oeuvre originale et subversive, une sorte d'aristocrate détenteur de privilèges exceptionnels devant lequel notre jugement dans un état de sidération aveugle, doit s'effacer.
J'espère apporter une petite pierre à l'édifice qu'on est en train de construire autour des questions de domination et de consentement.
Les écrivains sont des gens qui ne gagnent pas toujours à être connus. On aurait tort de croire qu'ils sont comme tout le monde. Ils sont bien pires. Ce sont des vampires.
Je ne veux pas que l'on censure les livres de Matzneff. Ils sont le marqueur d'une époque. Mais est-ce que les Moins de seize ans sont tolérables aujourd'hui ? Je pense que la meilleure réponse est d'encadrer ses textes avec, au minimum, un avertissement rappelant que les faits décrits sont condamnables
Depuis tant d'années, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu'au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence : prendre le chasseur à son propre piège, l'enfermer dans un livre.
J'ai mis beaucoup de temps à me considérer comme une victime car justement j'avais été consentante. Mais j'étais tout de même en dessous de la majorité sexuelle. J'aurais donc pu aller en justice, sauf qu'à chaque fois je me disais : J'étais consentante. J'y ai repensé bien plus tard, il y avait prescription. Avec mon livre, j'ai entrepris autre chose, une réparation symbolique.
Je pense qu'il est extrêmement difficile de se défaire d'une telle emprise, dix, vingt ou trente ans plus tard. Toute l'ambiguïté de se sentir complice de cet amour qu'on a forcément ressenti, de cette attirance qu'on a soi-même suscitée, nous lie les mains plus encore que les quelques adeptes qui restent à G. dans le milieu littéraire.
Pourquoi une adolescente de quatorze ans ne pourrait-elle aimer un monsieur de trente-six ans son aîné ? Cent fois, j'avais retourné cette question dans mon esprit. Sans voir qu'elle était mal posée, dés le départ. Ce n'est pas mon attirance à moi qu'il fallait interroger, mais la sienne.
À quatorze ans, on n'est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n'est pas supposée vivre à l'hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit [...]
Je l'ai rencontré en 1986. On le connaissait. Il y a eu un dysfonctionnement de toutes les institutions : scolaire, policière, hospitalière... C'est ça qui est sidérant face à un militant de la cause pédophile qui a publié des textes en ce sens et qui s'en glorifie.
On l'a laissé faire parce qu'il y avait l'aura de l'artiste. Son œuvre servait de caution. Mais au nom de quoi les dégâts seraient-ils moindres quand la personne qui commet ces actes est un artiste ?