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Le plus affreux chez les hommes qui meurent de faim, c'est leur comportement. Il ressemble tout à fait à celui des hommes sains, et, en même temps, c'est une semi-folie.
Varlam Chalamov
Nous comprenions tous que nous ne pourrions survivre que par hasard.
L'amour survient quand tous les sentiments humains sont déjà revenus.
Pour prendre une décision, on n'a pas besoin de la logique. La logique, c'est pour la justification, la mise en forme, l'explication.
Et puis je vis surgir en moi autre chose que la colère ou la rage. C'était l'indifférence, l'absence de peur. Je compris que tout m'était indifférent : être frappé ou pas, avoir ou non mon déjeuner, ma ration de pain.
Nous étions tellement fatigués qu'avant de rentrer nous nous étions assis près de la route, à même la neige. Après les quarante degrés au-dessous de zéro de la veille, il n'y avait plus que moins vingt-cinq et on avait l'impression d'être en été.
Nous savions que la mort n'était pas pire que la vie et nous ne craignions ni l'une ni l'autre. Une grande indifférence nous habitait.
Une douleur persistante s'empara de mes muscles. Quels muscles pouvais-je bien avoir à l'époque, je l'ignore ! Mais la douleur était là et elle me mettait en rage, car elle m'empêchait de m'abstraire de mon propre corps.
Après l'indifférence vint la peur, une petite peur : la crainte d'être privé de cette vie salvatrice, de ce travail salvateur de bouilleur, du ciel haut et froid et de la douleur persistante de mes muscles épuisés. Je compris que j'avais peur de partir d'ici et de retourner aux gisements d'or. J'avais peur et voilà tout.
Ah, que l'amour est loin de l'envie, de la peur et de la colère ! Comme il n'est pas nécessaire à l'homme !
Lors des arrestations des années trente, on avait pris des gens au hasard... Ils n'étaient ni des ennemis du pouvoir ni des criminels d'Etat et, lorsqu'ils mouraient, ils ne savaient pas pourquoi il fallait mourir.
Tous les sentiments humains : l'amour, l'amitié, la jalousie, l'amour du prochain, la charité, la soif de gloire, la probité, tous ces sentiments nous avaient quittés en même temps que la chair que nous avions perdue pendant notre famine prolongée.
Cette indifférence, cette absence de peur jetèrent un pont fragile qui m'éloigna de la mort. La conscience qu'ici on n'allait pas me battre, car ici on ne battait pas, cette prise de conscience engendra de nouvelles forces et de nouveaux sentiments.
Aucune amitié ne peut se nouer dans la faim, le froid et le manque de sommeil, et malgré sa jeunesse, Dougaiev comprenait parfaitement à quel point était faux l'adage selon lequel c'est dans le malheur et dans la peine qu'on éprouve les amitiés.
Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu'on a été un "crevard", un squelette, qu'on a couru dans tous les sens et qu'on a fouillé dans les fosses à ordures [...]. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu'il fusillait, tuait et faisait mourir de faim.
L'homme ne vit que grâce à sa faculté d'oubli. La mémoire est toujours prête à oublier le mauvais pour se rappeler uniquement du bon.
De ma vie, je n'avais lâché la proie pour l'ombre. Jour après jour, de la chair repoussait sur mes os. L'envie, tel est le sentiment qui me revint ensuite. Je me mis à envier mes camarades morts, ceux qui avaient péri en 1938.
A la Kolyma, on ne s'assied jamais à même le sol à cause du permafrost, c'est hors de question car l'issue serait fatale...
Les livres sont ce que nous avons de meilleur en cette vie, ils sont notre immortalité.
Quand on est vraiment dans le besoin, on ne mesure que sa propre force d'âme et la vaillance de son corps, on voit se dessiner les limites de ses capacités, de son endurance physique et de sa vigueur morale.
Il est extrêmement difficile de fouiller dans les souvenirs d'un cerveau racorni par la faim. Tout effort de mémoire s'accompagne d'une douleur lancinante, purement physique. Les recoins de ma mémoire étaient débarrassés depuis longtemps de déchets inutiles comme la poésie.
Lorsqu'il est impossible d'exprimer un sentiment, un événement ou un concept nouveau dans le langage humain ordinaire, on voit naître un mot neuf, emprunté à la langue des truands qui sont les arbitres de la mode et du bon goût dans l'Extrême-nord.
L'espoir, c'est toujours l'absence de liberté. Un homme qui espère en quelque chose change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu'un homme qui n'a aucun espoir.
Un chagrin n'est pas vraiment aigu ni profond si on peut le partager avec des amis.
Pour que l'amitié soit de l'amitié, il faut qu'elle ait fait ses preuves avant que les conditions de vie n'en soient arrivées à la limité extrême au-delà de laquelle il n'y a plus rien d'humain dans l'homme, et qu'il ne reste que la méfiance, la rage et le mensonge.
Dougaiev se rappelait parfaitement le dicton du Nord, les trois commandements des prisonniers : Ne crois rien, ne crains rien, ne demande rien.
Pas une fois, je ne m'attardais sur une pensée. Le seul fait de l'essayer me causait une douleur vraiment physique. Comment retrouver cet état et dans quelle langue le raconter ?